10 Avr
1976, année initiatique
En 1976, il y a 42 ans, Jean-Pierre Gaurand a 21 ans. Sur un coup de tête, il s’inscrit à la SaintéLyon, laquelle à l’époque se parcourt en marche rapide et en conditions « vintage ».
Ce récit est tiré d’un fait réel de 1976 qui me voit participer pour la première fois à un raid pédestre de nuit, à une époque où la saintélyon s’appelait encore Saint-Etienne – Lyon avec des départs alternés d’une année sur l’autre, où le règlement invitait les noctambules à ne pas courir. C’était le temps d’un amateurisme maintenant révolu où l’on pouvait s’inscrire pour une petite pièce de monnaie en toute confidentialité ou presque, le temps de l’aventure et des arrivées en plein centre de Lyon, le temps des ravitaillements pas très diététiques, le temps des cartons de pointage au tampon encreur, le temps des petits souvenirs en forme de pin’s et celui du règne sans partage d’un certain Michel Delore.
Décembre 1976. Comment imaginer et croire possible pour le néophyte que je suis de parcourir une distance de bout du monde dans un domaine habituellement réservé à des champions confirmés ou insomniaques sur un terrain de jeu grandeur nature de 62 km et qui plus est par un froid de canard ? Faut-il être déraisonnable, un tantinet fêlé des neurones, pire notoirement inconscient ou un brin déjanté pour relever pareille gageure ? Comme l’ironise si justement feu Michel Colucchi « si j’avais réfléchi, j’aurais pas signé » ! diantre qu’il avait raison le bougre.
Existe-t-il, en effet, plus cruelle torture que celle de s’infliger de son plein gré comme baptême du feu l’ivresse d’une interminable nuit d’automne rafraîchissante à souhait en guise de cadeau d’anniversaire ? Inconscience mâtinée d’une ignorance non feinte sur la réalité physique de ce genre de plaisanterie. Pensez-donc ! partir pour une nuit d’aventure pedibus, sac à dos, à la belle étoile, faire le ver luisant sur un tapis blanc puis renaître à la vie aux premières lueurs de l’aube pour atteindre l’inaccessible. Ça doit être rigolo, pensais-je, le sourire aux lèvres, sous-estimant sans doute l’ampleur de la tâche. Avez-vous compris qu’il s’agit du rêve d’un modeste compétiteur ?
Je ne puis opposer à ce masochisme passager, cette méconnaissance de la difficulté du parcours, ses éléments hostiles et traîtres pièges d’une longueur inimaginable qu’un savant mélange de résistance physique et force mentale insoupçonné. Dieu sait s’il en faut une bonne dose de ce cocktail teinté de souffrance, dépassement de soi pour venir à bout de 62 kilomètres et 12 heures d’errance dans des conditions apocalyptiques. Pour une première, je suis servi au-delà de toute espérance.
Allez, je vous montre le chemin ; prenez votre frontale et qui m’aime me suive. Tout commence en ce deuxième samedi de décembre 1976. Un curieux hasard me met en présence d’un article du journal « le Progrès » et de l’existence un peu confidentielle d’un raid pédestre annuel et nocturne entre chef-lieu de la Loire et Capitale des Gaules. Pour une somme modique, je m’engage à rejoindre cette « armée des ombres ». L’idée de passer une nuit en pleine nature pour la première fois au milieu de l’inconnu galvanise mes envies. L’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ? Que n’ai-je entendu d’esprits chagrins me rétorquer « mais quelle idée de vouloir rallier la Loire au Rhône à pied et de nuit ? tu es tombé sur la tête ou quoi ! tu es devenu fou ! tu n’as plus d’argent pour te payer le train ? ou « tu vas mourir mon pauvre » ! dussé-je leur adresser en retour un « que nenni, mes amis » ! ma décision est prise. Je vais vivre mon rêve. Le jour de cette nuit magique arrive à grands pas sur la pointe des pieds. J’entends bien ne pas rater ma grande première. Le hasard du calendrier place cette épreuve à quelques jours de mes 21 ans. Pour un cadeau d’anniversaire, je suis en tout point comblé.
Samedi 12 décembre 1976 : Saint-Etienne ; en cette fin d’après midi, place Jean Jaurès, devant le siège du journal « la Tribune », lieu habituel de départ, environ un millier de jeunes et de moins jeunes trépignent d’impatience sous les lumières de la ville. L’effervescence monte au fur et à mesure qu’approche l’instant magique du départ. L’excitation me gagne également, je ne tiens pas en place et piaffe d’impatience. Je sautille pour me réchauffer car le froid vif me pince nez et oreilles. Minuit à l’horloge : les « fauves sont lâchés ». Un grand serpent multicolore s’étire dans la ville verte endormie. Les premiers kilomètres de goudron sont avalés facilement et je suis le mouvement sans trop de peine. Apparaissent les premières difficultés avec les pentes enneigées qui mènent au col de la Gachet distant de 16 km où je fais pointer mon carton à 2h 45 sous un grand marabout, complètement affamé, n’ayant dans une coupable négligence pas pensé à m’alimenter correctement quelques heures auparavant. Je dévore plusieurs pains d’épice, avale goulûment la moitié d’un thermos de café au lait avant de repartir un quart d’heure plus tard tout revigoré.
6h Sainte- Catherine : la fatigue est palpable ; les pas feutrés dans une neige fraîche tombant sans discontinuer deviennent mécaniques et l’allure mesurée. Dans cette nuit de tourmente, le vent cingle mes oreilles et engourdit mes doigts. Le temps me paraît interminable et je me sens bien peu de chose dans cet environnement hostile. Après 30 km de souffrance, se dessinent au loin les premières lumières de ce village perché qui m’offre généreusement son hospitalité et la chaleur d’une halte bienvenue. Comme un papillon aveuglé par la lumière, je tourne en rond dans la salle des fêtes, étourdi par la soudaine clarté. Dans une semi-inconscience, je parviens à me poser quelques instants, bercé par une douce torpeur traîtresse. Un éclair de lucidité me fait réaliser qu’il ne faut pas que je m’appesantisse au risque de ne plus pouvoir remettre mes jambes debout. Ce passage de la lumière à la nuit et au froid est terrible. La neige commence à cesser de tomber et me redonne quelque ardeur.
8h Saint-Laurent d’Agny (Soucieu en Jarrest en version moderne).
La neige a maintenant disparu, laissant place à des chemins engorgés de boue et particulièrement glissants. La progression est lente et difficile. Ça devient duraille car le manque d’entraînement et l’inexpérience se font cruellement sentir au-delà de 40 km. Mes jambes commencent à se déconnecter de ma tête et me font plonger dans un état second. J’avance tel un zombi au seul rythme d’une volonté sans faille. Je me souviendrais toujours de ce relais de St Laurent à proximité d’une boulangerie et ses relents de croissants chauds, hum. Le retour du jour et ses premières lueurs apparaissent comme un cadeau du ciel, une divine surprise. Longtemps, j’ai cru que la nuit ne finirait jamais. Dès potron minet, je renais, je revis, j’existe. Mon chemin de croix va-il prendre fin ? dans combien de temps et comment ?
11h Les aqueducs de Beaunant : du goudron, toujours du goudron, encore du goudron, marre, marre et marre. Je longe les aqueducs avant une courte halte au café Chatard où un jovial bénévole tamponne ma feuille de route. Je viens de parcourir 53 km, vous rendez-vous compte ? Allez mon vieux encore un effort, plus que 9 km avant la délivrance. Allez ! répétais-je à l’envi comme pour faire violence à la cassure d’un corps meurtri et transi.
La montée de Sainte Foy les Lyon se révèle être un terrible juge de paix. Ma petite flamme vacille mais ne s’éteint pas. Je m’accroche de tout mon être avec le peu de force qui me reste pour ne pas sombrer, ivre d’une fatigue et d’un bonheur indistincts. La descente du Gourguillon plongeant vers Lyon finit de détruire des genoux qui se plient comme des automates, usés par ces courbes de niveau prononcées. Enfin, sur le pont Bonaparte, j’entrevois le bout du tunnel ! Mon calvaire va enfin se terminer. Un dernier sursaut me permet d’atteindre la place Bellecour avant d’acquitter l’ultime pointage d’une carte de route froissée au Journal « le Progrès » rue de la République.
12h23 Place Bellecour : à l’heure de l’apéro, bien loin de l’heure du laitier et de la énième victoire du maître des lieux, Michel Delore, j’en terminais fourbu, cassé, en mille morceaux mais heureux. Ça y est, j’y suis, je l’ai fait. Ce bonheur intense et égoïste, personne ne peut venir me le prendre, il m’appartient pour toujours. Je viens de vivre ma première fois. Un bonheur incommensurable m’étreint et m’apaise à la fois. J’ai mal à tout mon être. Mon corps me lâche, mes jambes ne bougent plus, mon dos est vrillé et ma tête aux abonnés absents. Les ressorts sont cassés et les amortisseurs hors d’usage avec ce sentiment étrange d’être à la fois mort et bien vivant. Je dois porter mes jambes pour m’asseoir dans le véhicule d’un ami venu me chercher.
Je viens de traverser l’océan à la nage, grimper sur mon Everest à moi avec la fierté légitime d’être allé au bout de mes forces, au bout de ma nuit, au bout de mon rêve. Le retour à la maison se révèle être un grand trou noir, l’anesthésie générale avec le souvenir diffus de revoir le jour après une nuit d’un sommeil réparateur sans boire, ni manger, ni même pouvoir me laver avec en prime une énorme bosse au tendon d’Achille m’interdisant le port d’une chaussure durant plusieurs jours.
Il y eut de nombreuses autres premières fois mais celle-ci fut à marquer assurément d’une pierre blanche (ou noire c’est selon !) puisque c’était vraiment ma toute première fois, mon baptême du feu, ma première nuit d’ivresse…
Jean Pierre Gaurand
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